Alsace, la nouvelle vague

Que de talents !

« Notre vignoble d’Alsace vit une époque complexe », introduit Jean-Paul Schmitt, président de l’UGV.

« Des vignes restent à louer, la crise du vin est bien présente, avec des problèmes structurels, de succession, financiers. Et il y a une crise des vocations. »

C’est pourtant dans ce chaos que, paradoxalement, de nouveaux domaines se créent, « des jeunes vignerons s’engagent avec courage et passion ». De vrais jeunes vignerons talentueux… L’Université des Grands Vins a consacré une soirée à quatre d’entre eux, mais il y en a bien d’autres, souligne Jean Paul Schmitt, comme une lueur d’espoir dans un vignoble qui cherche sa destinée. Ça se passait à la chapelle du Taennelkreuz à Scherwiller le 3 juin. Une soirée forte en messages. Et pour accompagner les 80 convives, Louise Baumann est « descendue » des Pensées Sauvages, non loin du Petit Ballon, pour proposer quelques plats gastronomiques.


Au vu du listing impressionnant de jeunes vignerons talentueux en Alsace — Domaine de l’Au-delà, d’Arthur et Joachim, Anthony Lehmann, La Grange de l’Oncle Charles de Jérôme François, sans doute l’un des tout premiers jeunes qui a montré la voie, Catherine Riss, Antoine Habsiger, pour ne citer qu’eux, car il y en a bien d’autres —, introduit Jean-Paul Schmitt, cette nouvelle génération constitue une véritable lueur d’espoir dans un vignoble où les vignes non taillées et abandonnées se multiplient. Jean-Paul Schmitt ne croyait pas si bien dire, juste avant la parution d’un article du premier quotidien local qui sous-entendrait en une qu’il n’y aurait pas encore, ou si peu, de vignes abandonnées en Alsace.
La grande différence viticole avec cette nouvelle génération, c’est qu’elle consacre du temps à soigner la vigne, en ce sens qu’elle en prend soin.
Mais place à nos quatre jeunes talents de la soirée : Jintaro Yura, « Les Vins de Yura », Florence et Boris Kachelhoffer, domaine Exeterra, Jeanne Gaston-Breton, La Ferme des 9 Chemins, et Julien Klein du domaine éponyme. Chacun a présenté deux vins, soit huit vins au total, des vins d’identité et de personnalité tout à fait remarquables, qui laissent à penser que cette nouvelle génération fait rimer diversité avec tolérance des styles — l’exact inverse du mouvement de standardisation qui annihile tout libre cours à l’interprétation du terroir.


Alsacien d’adoption et Tokyoïte d’origine, Jintaro Yura — ou « Jin » pour les amis — s’est d’abord consacré à la sommellerie sous la houlette de son père, qui gère et cuisine dans un « gastro » à Tokyo. Formé en œnologie au Japon, il est arrivé en France en 2012, a travaillé à Mâcon puis au domaine Josmeyer avant de se lancer en 2020 « sans vigne, sans cave et sans argent », mais avec un solide fichier de potentiels clients japonais. D’abord installé à Gueberschwihr, le voici désormais dans ses pénates à Ingersheim. Pour l’heure, Jin n’a effectué que des achats de raisins en biodynamie, faute d’accès à la vigne. Mais ne désespérons pas… Jean-Paul Schmitt cite le cas de Paul Mac Kirdy, ancien du domaine Zind-Humbrecht, installé dans la cave de Marc Tempé, qui, après bien des difficultés à trouver des vignes, se voit aujourd’hui bardé de propositions de reprise…

L’Abeille et le Papillon est le premier vin de Jin, un pinot blanc issu d’achats, vinifié séparément en inox ou en fût. Jin ajuste les assemblages avec une précision inouïe qui a séduit l’UGV. Une précision qui rappelle celle d’un certain Kenjiro Kagami, ancien de chez Bruno Schueller, qui, aujourd’hui, avec son Domaine des Miroirs dans le Jura, a atteint le statut iconique.

Le Silence et la Résonance 2023, autre vin incroyable de la soirée, que Jin imagine ou perçoit comme une église qui résonne, est là aussi issu d’un savant assemblage de vins vinifiés « majoritairement » dans l’inox et en fûts, chaque parcelle vendangée étant vinifiée séparément. Jin sulfite peu et surtout raisonne pour utiliser un minimum de SO₂. Une parcelle a également fermenté en jarre. Pour les fûts, Jin adapte le bâtonnage pour apporter un soupçon de gras à l’assemblage. On retient au final son approche très intuitive et surtout adaptée au raisin. Pas de dogme donc… mais quand même une culture raffinée et un artiste du vivant, qui nous rappelle la culture shintoïste et bouddhiste, dont Jin est de confession, m’a-t-il confié.


Place à notre deuxième talent de la soirée — ou plutôt nos deux talents : Boris et Florence Kachelhoffer. Jean-Paul Schmitt souligne le talent de dégustatrice de Florence, qu’il connaît bien pour l’avoir en quelque sorte parrainée dans son parcours professionnel, puisqu’il lui a confié une parcelle de Rittersberg dans le cadre de son installation, tandis que Jean-Paul a cessé son activité pour faire valoir ses droits à la retraite.

C’est avec son époux Boris, « qui a les deux pieds dans la viticulture, jour et nuit… », que Florence est entrée dans le métier, n’étant pas issue du milieu viticole. Après plusieurs postes dans et hors de la viticulture, elle décide de franchir le pas à partir de 2021, avec un BEPA en maraîchage bio à Obernai, un stage à la fameuse Ferme de Truttenhausen d’Antoine Fernex.

La reprise des 1,2 ha de Rittersberg lui met véritablement le pied à l’étrier — c’est le cas de le dire — puisque Boris est l’un des grands acteurs du cheval de trait dans les vignes en Alsace. En 2021, le foncier est encore relativement inaccessible, et ce ne sont pas les institutions viticoles qui lui facilitent la tâche, étant plutôt éconduite qu’encouragée par lesdites institutions, souligne-t-elle. « S’installer à 40 ans, c’est pas malin », lui a-t-on répondu, relate-t-elle, quand elle a fait part de son projet !

Mais le réseau des jeunes talents fonctionne, et un autre couple talentueux, les Moritz-Prado, aujourd’hui installé à Albé, leur cède la place d’un chai de vinification à Blienschwiller, sur l’ancien domaine Spitz. Le couple commence en 2022 avec 4000 bouteilles, serre les dents financièrement, mais est soutenu par le Crédit Agricole. Il achète un hectare de vigne, dont 25 ares du fameux Muenchberg de Nothalten. Aujourd’hui, il cultive 3,5 ha, achète un peu de raisin et vend (déjà…) 20 000 bouteilles.

Clos Rittersberg 2022 : l’objectif de Florence est que le vin reflète le lieu, le génie du lieu. La parcelle se situe en aval d’une carrière granitique. Genêts, rosiers, cerisiers, cyprès ne laissent pas de doute sur le microclimat chaud du lieu, se remémore Jean-Paul. La parcelle est encépagée de pinots gris et blancs, « vendangés dans la foulée », assemblés dès le départ. Il faut dire que le couple est très sensible aux thèses de la biodynamie, et donc à la notion d’organisme vivant dont il faut préserver l’intégrité au cours de l’élaboration du vin. Le vin est ensuite élevé sur lies fines en barrique. 2022 fut un millésime chaud, autant dire que sur le granite, les raisins ont cuit… D’abord « éteint » en bouteille, l’énergie du lieu a ensuite commencé à se révéler dans un vin à forte intensité émotionnelle.

Loup noir 2023 vient d’un lieu-dit surplombant Nothalten, dans une clairière. Les vignes de pinot noir ont 53 ans, et celles de riesling — qui ont 73 ans — donnent le Loup blanc. On se situe sur du granite, dont on connaît la capacité à emmagasiner et restituer la chaleur, mais la parcelle est exposée nord… Une conjonction aux antipodes, qui permet des maturités phénoliques exceptionnelles grâce aux soins viticoles apportés par les jeunes vignerons. À tel point que le pinot noir est encuvé en grappe entière pendant dix jours sans pigeage… De la haute volée donc, pour un vin travaillé avec justesse, appelé à la garde.
Le troisième talent de la soirée, Jeanne Gaston-Breton, nous vient de Taubenthal, un lieu-dit de la commune de Reichsfeld, au pays de l’Ungersberg, la montagne des Hongrois — ancien volcan, disent les géologues. On est sur des terroirs de schistes et de grès volcaniques. Jeanne a installé une tiny house avec son compagnon Dominique, au pied de ses vignes, et elle vinifie dans une grange familiale. Car elle est issue d’une famille de vignerons vendeurs de raisins. Se destinant d’abord au graphisme, un déclic s’opère en elle lorsqu’elle s’interroge sur le sens de sa vie. Retour en 2017 dans ce lieu magique, d’où émane une certaine force et sérénité, exprime Jean-Paul. Jeanne ressent alors l’envie de vinifier ces terroirs magnifiques, dont les vignes ont été installées par les moines bernardiens (cisterciens) de Baumgarten il y a quasiment un millénaire. L’abbaye se situe à côté de Taubenthal. Le domaine couvre 8 ha. Jeanne fait le choix de diminuer les surfaces : du peu, pour de l’excellence… Jeanne est convaincue que le vin se vinifie à la vigne, c’est-à-dire qu’elle mise tout sur les soins apportés à la vigne.

Le premier vin proposé est originaire du fameux Schieferberg, rebaptisé Montagne des schistes 2023 car ce vin est en vin de France — c’est donc un apatride, puisqu’il n’a sous cette dénomination pas le droit à l’identité du lieu : « Un jour, un caviste m’a dit : si tu veux vendre du vin, il faut être en bouteille bourguignonne. » Donc exit l’appellation Alsace, qui n’admet que la flûte. « De toute façon, c’est aussi plus simple administrativement. » Peu importe : dans ces vallées reculées au pied de l’Ungersberg, loin du tumulte de la plaine d’Alsace, « calmes et apaisantes », ce qui compte pour Jeanne, c’est de « traduire les énergies ». Ce vin est un pur riesling, qui ne peut pas non plus être revendiqué. Tendu et austère dans sa prime jeunesse, ce Schieferberg demande un peu de temps, mais il est déjà remarquablement séducteur, tant sa personnalité est unique.

Les Terrasses rouge 2023 est issu d’une géologie de grès permiens et vosgiens, du grès volcanique. C’est un pinot noir, 1/3 égrappé et 2/3 non égrappé, encuvé en millefeuille, c’est-à-dire en alternant les couches. Jeanne travaille en infusion, avec donc très peu d’extraction, pas d’extraction mécanique des tanins ni de la couleur. L’orientation est mise sur la finesse et la délicatesse, un travail d’artiste — Nota : famille Breton oblige… — et d’équilibriste entre l’intensité du terroir marqué par sa géologie et la délicatesse gustative.
Cette soirée magnifique d’espoir pour le vignoble alsacien se poursuit avec Julien Klein, à Kintzheim. Autre jeune talent, autre parcours… Julien est issu d’une famille authentiquement vigneronne composée de coopérateurs, pépiniéristes, directeur de cave. Bref, il est tombé dans la cuve tout jeune… Chef de culture chez Fernand Engel, « à fond », en 2012, il est rattrapé par une maladie auto-immune qui le paralyse. Au bord du gouffre, il retrouve la lumière en 2015 et voit la vie autrement. « Sans la vigne et la viticulture, je ne pourrais rien faire »… Un « attrait viscéral », confirme Jean-Paul Schmitt. La rencontre de Sylvain Pataille, et un stage en cave chez lui, sont une révélation : faire moins mais mieux.

Comme un certain Jean-Marc Vincent, Sylvain Pataille fait partie de cette génération de vignerons bourguignons qui ont réinstauré le primat de la viticulture de terroir sur la vinification. L’empreinte est forte, et la patte Pataille se ressent dans les vins de Julien, qui a apporté deux magnifiques pinots noirs.
L’Eichgass 2023 est issu d’un terroir de gneiss en paillettes, sur les terres du Haut-Koenigsbourg, reconnu comme cône de déjection du grand cru Praelatenberg. 100 % égrappé, macéré 3 semaines avec un simple mouillage de chapeau, puis élevé en barriques bordelaises (à courbe plus plane que les bourguignonnes), cet Eichgass révèle une structure incroyable d’intensité mais tout en finesse. À la vigne, la parcelle est simplement roulée une fois que les herbes dépassent largement la vigne ; le rang est légèrement chaussé, déchaussé. Minimaliste donc ! Et les jeunes talents ont un point commun : ils ne se soucient pas du qu’en-dira-t-on.

Ce qui fait dire à l’animateur de la soirée : « Il faut se poser la question du geste », ou, comme le traduirait Anselme Sélosse , père de la viticulture de terroir en Champagne : « Je me pose la question de ce qu’il ne faut pas faire, plutôt que ce qu’il faut faire. » Visiblement, Julien Klein a compris le message… Son chai de vinification ne mesure que 48 m² !

Hahnenberg, terroir marno-gréseux, millésime 2023 : le vin est issu d’une vigne de 1958. Là aussi, Julien Klein apporte une nouvelle lecture — ou une lecture oubliée — de ce grand terroir surplombant Châtenois, un autre vin encore incroyable du vigneron, d’une profondeur minérale exceptionnelle, issu d’une macération de trois semaines, qui a fait dire à Jean-Paul Schmitt qu’il ne savait pas que ce Hahnenberg pouvait générer de tels grands vins. Bref ! Bravo Julien. Bravo à tous, et surtout merci ! La soirée UGV se poursuit avec le partage des bouteilles.
Jean Paul a retrouvé sa liste des jeunes espoirs, il s’excuse pour tous ceux qui n’ont pas été cités. Vraisemblablement, il y aura d’autres soirées « jeunes talents » à l’UGV. Et Si l’Alsace n’arrive pas à émerger par ses terroirs en mal de reconnaissance, le vignoble lui trouvera ces jeunes talents qui feront sa renommée.


David L.